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Musique 10.12.2018

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Découvertes alphabétiques: N comme negro spiritual

Origines

La musique noire américaine a des racines plongées dans les traditions européennes et africaines. À peine arrachés à leur terre, sur les navires des négriers, les captifs chantent, et ils chantent le souvenir de cette Afrique riche de coutumes et de traditions, qui associe intimement le chant à toutes les circonstances de la vie : naissances, deuils, jeux, prières, travaux, guerre et amour…

Victimes du déracinement de leur terre d’origine, les esclaves africains arrivant (dès 1619) sur le sol américain, transportent leur histoire par la musique. L’apprentissage des chants se fait, comme c’est souvent le cas en Afrique, par répétition : le chef de chant énonce une phrase que reprend l’assemblée, un peu comme le chef de chœur actuel doit souvent le faire face à des choristes qui ne savent pas bien lire la musique. C’est ce qu’on appelle le lining out ou plus tard, le call and response.

Le negro spiritual

Ce chant symbolise depuis toujours la voix et l’histoire d’un peuple opprimé dont la musique était le seul exutoire. De nombreux chants font allusion à l’arrivée des ancêtres sur le sol américain. Cette pratique du chant en chœur va se développer principalement dans les milieux ruraux, et s’exprimer principalement pendant les travaux des champs (importance du rythme, lenteur, absence d’orchestration…) et aussi pendant les cultes dans les églises protestantes principalement (pentecôtistes, évangélistes).

Ces textes sont essentiellement inspirés l’Ancien Testament mais parlent aussi de la vie quotidienne des esclaves (peines, épreuves, quête d’un foyer, voyages…). Ce sont avant tout des chants d’espoir. Richard Allen, pasteur de la première église méthodiste publie en 1801 un recueil de ces chants : « A collection of spirituals Songs and Hymns Selected from various Authors ».

Ce n'est que vers 1860 que des musicologues américains commencèrent à retranscrire les negro spirituals (on en a dénombré depuis plusieurs milliers !). En 1861 le New York Times publiait pour la première fois le célèbre Let My People Go. Le succès fut immédiat. On découvrit que les esclaves avaient su créer une musique originale, d'une incroyable richesse et profondément émouvante. En 1871, les spectateurs purent entendre les premiers spirituals chantés par une chorale composée d'anciens esclaves, les Fisk Julibee Singers, qui cherchaient des subsides pour leur université.

Trois ans plus tard, les Fisk Jubilee Singers se produisirent devant le président des États-Unis, et firent même une tournée en Europe. Mais pour se plier aux conventions musicales de l'époque, les spirituals furent habillés des subtiles couleurs harmoniques de la musique des blancs.

Il existe un enregistrement de ce groupe, réalisé en 1909, dans lequel les chanteurs interprètent le célèbre Swing Low Sweet Chariot

https://www.youtube.com/watch?v=GUvBGZnL9rE

On simplifia les rythmes d’origine, on oublia la rudesse des voix qui chantaient dans les plantations. On vit fleurir sur les meilleures scènes des groupes vocaux et des solistes, aux voix travaillées, qui interprétaient des spirituals de manière classique.

C'est ainsi que ces chants se trouvèrent rapidement intégrés à la tradition musicale américaine. Dans les années 30, un compositeur blanc, Georges Gershwin, écrivit son opéra-chef d'œuvre, Porgy and Bess, alliant subtilement les deux cultures.

Nous avons de la chance : internet nous permet d’entendre cet opéra en entier avec la troupe de la création (1935), enregistrée en 1940 et 42.

https://www.youtube.com/watch?v=PXLqAmXPQIk

Quitte à nous éloigner quelque peu du sujet, nous ne pouvons que vous proposer l’extrait le plus célèbre de cet opéra et ce dans une interprétation qui, si elle s’éloigne de l’original, est absolument bouleversante grâce aux magiciens que sont Ella Fitzgerald et Louis Armstrong…

https://www.youtube.com/watch?v=FXk2zvL6v8M

 

Negro spiritual ou Gospel ?

Le negro spiritual et le gospel sont deux styles musicaux puissants et entrainants qui sont malheureusement très souvent confondus, pourtant il existe une différence notoire entre ces deux styles. Ils reflètent deux situations et deux théologies

Le negro spiritual est né au temps de l’esclavage, entre 1760 et 1875, dans les zones rurales nord-américaines. Œuvre collective anonyme, il se situe au croisement d’une vision africaine du monde et, nous l’avons déjà dit, d’une spiritualité empruntée aux « Réveils » blancs méthodistes ou baptistes, et de l’expérience de l’asservissement. Il manifeste une prédilection pour l’Ancien Testament : le Dieu tout-puissant va libérer son peuple dans l’histoire. Le nord des États-Unis commencera à s’y intéresser pendant la guerre de Sécession (1861-1865) et à le mettre par écrit. C’est alors qu’apparaitra le mot même de negro spiritual. Il ne cessera d’évoluer, avec de nouveaux couplets, de nouveaux tons, interprétés a cappella. Des artistes et des chorales notamment noires américaines continuent de s’y consacrer.

Le gospel, hérité du combat des esclaves, est né dans les années 1870, dans les ghettos de grandes villes industrielles américaines. Il se situe à la jonction du chant d’Évangile blanc et du blues noir qui exprime la détresse de vivre en marge d’une société raciste. Les auteurs sont identifiés, tel Charles Albert Tindley (1851-1933), pasteur d’une église de Philadelphie, auteur notamment We Shall Overcome qui deviendra l’hymne de la marche pour les droits civiques de Martin Luther King en 1960. Le gospel valorise le Nouveau Testament et l’espérance individuelle au-delà de l’histoire. Il est très rythmé et a ses stars, ses ensembles nationaux et internationaux, ses chœurs souvent liés à des Églises évangéliques.

De cet hymne, il existe une version très connue et émouvante de Joan Baez, vous la trouverez aisément, mais nous avons préféré vous faire découvrir une version pour chœur d’hommes, remarquablement chantée par le Morehouse College. Frisson assuré !

https://www.youtube.com/watch?v=Aor6-DkzBJ0

 

Et chez nous ?

Le populaire compositeur et chef de chœur romand Carlo Boller (1896-1952), outre les « festivals » qui ont fait sa renommée, fut l’un des premiers chefs à faire passer le courant de cette musique à nos choristes. Il a harmonisé nombre de Spirituals pour chœurs mixtes dans des versions françaises, ce qui ne se fait plus beaucoup de nos jours, la langue originelle étant de mise.

Le ténor vaudois Hugues Cuénod (1902-2010), pour qui Stravinsky a écrit un rôle dans son opéra The Rakes Progress, fut célèbre pour ses interprétations subtiles de Poulenc et Satie, pour sa longévité vocale, pour avoir enregistré un partenariat avec son compagnon à l’âge de 105 ans. L’on sait moins que son gout de l’éclectisme l’a fait chanter des Negro Spirituals. En voici un exemple étonnant, pris en 1935, où Cuénod passe du suraigu au grave avec une aisance incroyable.

https://www.youtube.com/watch?v=dNRtJOOQJxo

Depuis, la Suisse compte nombre de chœurs qui se dédient à ce répertoire et l’Union Suisse des Chorales, pour son concours, n’a pas oublié d’ouvrir une catégorie aux chœurs spécialisés, catégorie qui voit régulièrement des ensembles de qualité interpréter ce type de musique avec bonheur.

Thierry Dagon