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Musique 11.05.2020

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La musique sans fausses notes

Partant du conseil très heureux que la période de confinement est idéale pour se mettre à l’étude d’un instrument, la journaliste distille quelques propos tellement incongrus (lesquels ont soulevé l’ire des musiciens sur les mêmes réseaux sociaux) que l’USC ne pouvait pas rester coite devant de telles invraisemblances. Jugez vous-même en lisant l’article incriminé :

https://www.cooperation.ch/temps-libre/2020/apprendre-a-jouer-de-la-musique-facilement-265000/

 

Tout part avec d’excellents conseils : La musique permet de sortir du stress actuel, de s’évader, apporte plus d’estime de soi.

Puis quelques propos intriguent : La musique n’est rien d’autre qu’une combinaison mathématique. Il s’agit de comprendre plutôt que d’apprendre par cœur. Les gens pensent que c’est compliqué, mais quand ils ont saisi le truc, ils peuvent composer eux-mêmes. Ce n’est pas faux en soi. Déjà au 6ème siècle avant notre ère, Pythagore plaçait la musique dans les sciences.  Les combinaisons mathématiques peuvent facilement être perçues chez Rameau, Bach, Bartók, Schönberg, Xenakis et bien d’autres. Ce que propose l’article est tout à fait juste : une fois que l’on a compris deux ou trois trucs, on peut poser ses doigts sur un piano et tapoter une petite mélodie. Ça fait du bien et c’est sympa. Mais… est-ce composer ? Sans être le moins du monde élitiste et sans mépriser du tout les gens qui s’essayent à l’improvisation (encore que, là aussi, il faut s’entendre sur ce mot), il me semble qu’un compositeur (après avoir longuement étudié, puis muri un projet) met sur le papier (ou le logiciel) des agencements de notes dans un ordre précis (on reste quelque peu dans les mathématiques), mais avec beaucoup d’inspiration, de sentiments ou de concepts plus abstraits,  et ce afin qu’un interprète puisse la jouer et qu’un public puisse l’apprécier. Certes, je joue un peu sur les mots en parlant de composition, mais, pour faire court, le fait que je sache différencier une Petite Arvine d’un Johannisberg ne fait pas de moi un œnologue.

L’article parle de l’obstacle du solfège. C’est vrai, il ne faut pas se leurrer : le solfège parait rébarbatif à bien des amateurs qui souhaitent se lancer dans l’aventure musicale. On connait fort bien ce problème dans le milieu choral ! Faire de la musique sans savoir lire les notes ? N’est-ce pas un peu faire du théâtre en étant analphabète ? Mais, heureusement, l’article nous apprend que les touches blanches du piano auraient plus d’importance que les touches noires. Ah oui, c’est vrai, elles prennent plus de place sur le clavier, et, subséquemment, elles pèsent probablement un ou deux grammes de plus. D’ailleurs, ne pas savoir lire une partition est un signe de bonne santé mentale. Mince alors, il faudra que je prenne rendez-vous chez un psychiatre. 90% de la musique renferme une complexité inutile. J’avoue ne pas bien comprendre. 

Bien sûr, il y a de belles musiques très faciles d’accès qui sont capables de nous émouvoir profondément. Notre répertoire choral romand est truffé de petits bijoux très simples quoi que fort bien écrits. Mais que penser de la complexité d’une passion de Bach, d’un prélude de Debussy ou d’une symphonie de Brahms ? Est-ce inutile ? On découvre ensuite un exemple basique, Frère Jacques, pour expliquer une méthode intéressante de transposition.

Passons sur le fait qu’il n’y ait pas d’altération à la clé dans la partition en sol majeur, ce qui, ici, ne dérange pas tellement, hormis théoriquement, puisque le fa# n’est pas utilisée. Regardons la transposition en do#. La notation ré#-fa pour écrire un intervalle de seconde saute aux yeux, non ? Il est probable que celui qui a transcrit cela me rétorquera qu’à l’oreille, ré#-fa sonne comme ré#-mi#. Je ne vais pas lui répondre que cela dépend des époques et donc du tempérament, je ne lui conseillerai pas d’aller voir et surtout d’entendre, des claviers anciens aux feintes brisées (touches différentes pour mib et ré#, pour sol# et lab), l’on risquerait de me mettre dans la catégorie de certains professeurs [qui] profitent de la complexité pour protéger le système élitiste.

Photo : touches dites « brisées »

Protéger un système élitiste… On croit rêver ! Tant de chefs de chœurs qui travaillent en mettant toute leur énergie et leur amour des gens pour amener des choristes venus de tous horizons sans préparation préalable à mettre leur voix ensemble au service d’un chef-d’œuvre renfermant 90% de complexité inutile, tant de professeurs de musique dont le but est que les gosses ressortent du cours de piano avec un sourire gros comme ça parce qu’ils ont pu jouer une pièce de Mozart où les touches blanches sont plus importantes que les noires, tant de professionnels de la musique qui s’investissent pour protéger un système élitiste ? C’est vrai qu’ils n’ont pas une bonne santé mentale, les pauvres. N’en parlons pas tout de suite au ministre de la santé, il a d’autres choses à faire en ce moment.

Thierry Dagon